Le souffle de la banquise

Le village de Siorapaluk, tout au bout du Groenland, est le lieu habité le plus au Nord du monde. En 1950, le géomorphologue français Jean Malaurie y a vécu un an parmi les chasseurs primitifs et il en a tiré un livre vendu à un million d’exemplaire : Les derniers rois de Thulé. Soixante-cinq ans et un dérèglement climatique plus tard, deux amis reporters sont partis sur ses traces à la rencontre des derniers chasseurs du bout du monde.

Cent kilos de bagages – huit énormes sacs – jonchent le sol de mon appartement parisien et pourtant j’ai encore du mal à y croire.

Que voulez-vous, je suis tombé en Arctique par amitié et me rendre sur cette terre aux -35° est toujours une surprise. Il y a six ans, mon ami Florent me proposait de l’accompagner dans le grand Nord pour y rencontrer ceux qui vivent aux premières loges du changement climatique. Depuis, de l’île canadienne d’Ellesmere à la Sibérie en passant par les gisements de pétrole au Nord de l’Alaska, nous y filmons chaque année un documentaire.

Mais ce voyage a un goût différent. Quelques jours plus tôt, Florent et moi recevions un mail étrange, comme un rappel à l’ordre de cet autre monde pour lequel nous nous préparions. « Expédition annulée, disait le message, les chiens de mon attelage se sont dévorés entre eux ». Les mots étaient signés Aleqatsiaq Peary, jeune chasseur et conducteur de traîneau de Qaanaaq, tout au bout du Groenland, avec qui nous avions rendez-vous.

Aussi en montant dans le premier des trois avions qui devaient nous amener 4300 kms plus loin, et sans savoir ce qui nous y attendait, nous avons repensé à ce que nous avait dit Jean Malaurie, légende vivante du grand Nord, sur les traces duquel nous partions : « Il faut que vous oubliiez que vous êtes blancs. Il faut prendre une distance, vous éloigner du village. Seul. Et vous méditez. C’est-à-dire vous vous laissez pénétrer par des forces. Ça va être la glace, ça va être le vent, c’est des énergies invisibles… »

Jean Malaurie… En découvrant Qaanaaq après trois jours de voyage, depuis la cabine de pilotage d’un petit bimoteur, en voyant le blanc immense et la banquise sans fin, j’ai repensé à lui. A cet homme si alerte malgré ses 92 ans, qui s’enflamme à la moindre mention de cette terre où il a passé sa jeunesse et où il souhaite reposer à sa mort.

Un an plus tôt, Florent et moi étions dans son appartement parisien, à écouter son histoire. En 1950, Jean Malaurie part pour le Nord du Groenland. Là-bas, il s’installe un an durant dans un village de neuf iglou, ces petites habitations faites de pierre et de tourbe, et partage la vie d’une communauté inughuit vivant exclusivement de la chasse. Pas à pas, le jeune universitaire de 28 ans apprend la langue de ses hôtes, le maniement d’un attelage de chiens, la conduite du traîneau, la chasse… Mais surtout, il pratique son métier de géomorphologue, qui consiste à observer et à relever la forme du territoire, à en comprendre l’histoire et l’évolution.

Interloqué par cet homme qui « parle aux pierres », comme ils le surnommeront, les Inughuits vont le prendre sous leur aile et travailler à ses côtés pour sa bizarre étude. Malaurie en rapportera une vision chamboulée de ce peuple de « primitifs », comme il aime à les qualifier avec admiration, et de nombreuses cartes de terres encore non mesurées. Mais surtout, il en rapportera un livre, Les derniers rois de Thulé, vendu à un million d’exemplaires à travers le monde.

L’Arctique a bien changé depuis les années cinquante. En trente ans, la banquise a fondu de moitié et ne recouvre plus que 3,4 millions de km2. Bientôt, le fameux passage du Nord-Ouest pourrait s’ouvrir, réduisant de 4000 kms le trajet entre l’Europe et la Chine et faisant passer la majeure partie du trafic maritime par les côtes du grand Nord. Surtout, la fonte des glaces y permettra bientôt l’accès à d’immenses réserves de pétrole, de gaz et de minerais. Et les huit pays qui y possèdent des terres ou des mers – parmi lesquels la Russie et les Etats-Unis – comptent bien tirer la meilleure part du gâteau.

A Qaanaaq aussi, le passage du temps frappe le lecteur des Derniers rois de Thulé en pleine face. Une centaine de maisons multicolores en dur, chauffées, quelques voitures, un supermarché très bien achalandé en produits mondialisés et comme ailleurs dans le monde, l’accès à internet et des profils Facebook à gogo.

Mais il est une chose qui ne change pas : si vous comptez aller chasser sur la banquise qui commence au bas du village, rien ne vaut un bon traîneau, un attelage de chiens robustes, vifs et audacieux, et un chef d’expédition à l’œil très aiguisé et à la main sûre.

Aussitôt arrivés, nous voilà donc face à Aleqatsiaq. Le jeune homme est venu avec nos futurs ange-gardiens : Tobias, un ami et Naïmannqiisok, son oncle. A 53 ans, celui-ci est l’un des meilleurs chasseurs du village. Grâce à lui et à son entregent, Aleqatsiaq a pu reformer en urgence un attelage de chiens-loups. Certes, ceux-ci sont encore jeunes et donc plus lents, mais ça ira.

La péripétie de l’attelage qui se dévore ne passionne d’ailleurs pas nos nouveaux amis, ce soir-là, trop occupés qu’ils sont à regarder l’écran d’un téléphone portable. Tobias nous montre fièrement l’image pixelisée, filmée quelques jours plus tôt : sur la banquise, une meute de chiens assiège un ours blanc, l’empêchant de bouger. Jusqu’à ce que Naïmannqiisok épaule, attende le moment juste et tire à travers le trou laissé un instant par ses chiens. L’ours s’affaisse au milieu des pixels, les chasseurs se félicitent, Florent et moi nous regardons, perplexes…

L’ours blanc n’est pas classé « espèce protégée », mais avec 20 à 22 000 spécimens en Arctique, il est en danger. « On a le droit d’en tuer seulement six par an dans la région, précise Naimannqissok, mais j’y crois pas à cette histoire de quotas. Y a toujours autant d’animaux mais on ne nous laisse plus les tuer… »

Quelques jours après, au moment de partir, nos hôtes nous proposent comme il se doit le pantalon et les bottes d’ours. « Sans ça, les chasseurs ne vous prendront pas avec eux », nous confie Hans, le taulier de la minuscule pension de Qaanaaq. Nous arguons de nos pantalons canadiens déjà bien éprouvés, de nos bottes de l’armée du Pôle Nord. Un sourire condescendant nous répond.

Quatre heures plus tard, je suis sur le traîneau de Naïmanqissok, assis sur notre matériel recouvert d’une peau de renne. Les chiens filent à bonne allure. Il fait -35°. Ma barbe a gelé depuis longtemps, mon visage est mordu par le vent, et quand j’enlève mes grosses moufles pour filmer, mes mains couvertes de petits gants ne le supportent pas plus d’une minute.

Mais bizarrement, habillé en ours, je n’ai absolument pas froid. Et à surfer la mer gelée où les vagues se sont comme arrêtées d’un jour à l’autre, et malgré les cahots de ce rodéo permanent, je ressens une paix difficile à décrire, comme si en moi aussi les vagues s’étaient arrêtées. Des icebergs me passent sous le nez en de longs travelling, gigantesques cathédrales de glace surgies de nulle part, et devant moi le blanc s’étend à perte de vue…

Il nous faudra six heures pour parcourir les cinquante kilomètres de banquise qui séparent Qaanaaq de Siorapaluk, ce minuscule village où Malaurie vivait – mais qui compte encore… ? A l’étape, Naïmanqissak raconte en inughuit des histoires de chasse à ses deux compagnons et des silences admiratifs lui répondent. Florent et moi nous replongeons dans Les derniers rois de Thulé. Malaurie ne cesse d’y rapporter les rituels de chasse et les innombrables règles auxquelles se soumettent ses amis afin de respecter au mieux l’âme de l’animal tué. Tel cet ours dont on garde le crâne longtemps après la chasse, que l’on nourrit, à qui l’on fait fumer la pipe, et que l’on fait bien attention de manger en étant heureux, pour ne pas le froisser.

C’est cela que raconte le livre de Malaurie : une époque où l’homme et la nature la plus sauvage étaient unis, et respectueux l’un de l’autre.

Aucun de ces rituels n’a encore cours aujourd’hui. N’empêche, en partant les jours d’après à la chasse au phoque à bord de nos trois traîneaux, nous n’avions aucun doute sur le côté mystique de la chose. Malaurie, d’ailleurs, nous avait prévenu : « Un chasseur, c’est un homme qui pressent le gibier. Il tire avant de l’avoir vu, presque. La chasse au phoque, c’est au-dessus d’un trou, vous êtes en méditation de façon telle qu’il y ait une union entre l’homme et l’animal ».

Je n’avais pas bien compris le sens de ses paroles jusqu’à ce que, trois jours plus tard, je voie Naïmanqissok sauter d’un coup au bas de son traîneau, s’approcher d’un trou minuscule dans la glace, tirer son fusil de l’étui avant de faire détaler ses chiens à grands cris – et moi par la même occasion. Pendant que l’attelage m’emportait, je le voyais se bloquer, penché au-dessus du trou de respiration du phoque, fusil à la main, et… attendre. Vingt bonnes minutes ont passé avant qu’il ne se relève, bredouille, et rappelle ses chiens.

« Le chasseur voit tant de choses que tu ne vois pas », me dira un peu plus tard Aleqatsiaq, et mon compagnon de traîneau en est l’incarnation. Il sait quand la banquise craque, il sait quand la neige arrive, sous quelle forme, et comment mener son attelage dans la plus épaisse des poudreuses. Et il lui faudra à peine quatre trous pour dénicher un phoque.

Quand les chiens et moi revenons vers lui à bride abattue, et qu’il sort la bête de l’eau grâce à un long crochet, il se met soudain à crier de joie. On a beau ne pas parler la même langue, on se comprend vite sur la banquise, même pour l’improbable : sous le premier phoque, la balle en a tué un deuxième ! Les autres traîneaux arrivent, on félicite Naïmanqissok, on se réjouit pour les hommes et les chiens qui vont bien manger ce soir, et on passe immédiatement à la découpe, de peur que la viande ne gèle.

Les chasseurs arriment leurs proies sur le traîneau et l’on repart. Mon compagnon est heureux. J’en profite pour le relancer sur les effets du changement climatique. Le ton est plus grave qu’à notre première rencontre : « C’est vrai que la graisse des phoques a diminué. Et l’année dernière, quand on a chassé des narvals, leurs reins étaient tout blancs. Quant à la banquise, ça fait dix ans qu’on la voit rétrécir… » Quelques jours plus tard, nous sommes au bout de la glace, face à ce que nos compagnons appelent « l’eau libre ». Pas de morse en vue, mais des icebergs à perte de vue, occupés à voguer vers le large.

« Vous voulez ressentir la banquise ? » nous demandent les Inughuit, avant de nous désigner un coin où prendre pied sur la mer gelée. Florent et moi nous exécutons, interloqués. Et dans un grand bruit de parquet qui grince, nous nous mettons à osciller avec la glace en un ballet surréel.

Une dernière fois, je repense au livre de Malaurie, et aux paroles de son ami Pualuna : « Les choses sont reliées, dépendantes les unes des autres. Et c’est l’essentiel que tu dois noter. Les forces sont nos alliées, nos parentes. Tout est souffle. »