Le pays où les enfants lisent

Une libraire haute comme trois pommes, un camion rouge avec 3000 livres jeunesse à son bord, un pays de vallées et de petites rivières… On croirait un conte et c’est une histoire vraie: celle du Mokiroule, une librairie itinérante entre Ardèche et Drôme, qui donne aux petits le goût de lire, de s’évader ou de rêver, et aux grands l’envie de se rencontrer.
Il y a souvent plusieurs manières de raconter une histoire. Celle du pays que je vais vous conter peut se voir de deux façons.

On peut y voir un pays de petits villages haut perchés dans une vallée perdue au milieu de la France, un pays de villes oubliées le long de la nationale, où les commerces ont fermé, et où la mairie en est réduite à mettre des panneaux fluos sur des locaux vides. Dans ce pays-là, les gens ne rêveraient plus, ne se parleraient pas, s’éviteraient même — et ils feraient leurs courses au grand centre commercial du coin ou sur internet.

Mais pour peu qu’on monte à bord d’un camion rouge nommé Mokiroule, on verra autre chose. On verra un pays de petits fleuves et de petites rivières, un pays de frontières, certes, mais avec des ponts partout — d’ici à juste là. Un pays de résistance, où l’on essaie de vivre différemment, de prendre le temps, et d’inventer ensemble un autre monde.

Bref, un pays de littérature, où l’on peut croire aux histoires magiques, croire que les petites filles sont des artistes, des exploratrices, et les petits garçons des samouraïs ou des clowns irrésisitibles. Croire que par la magie d’une histoire enserrée entre deux couvertures de carton, le regard et la vie peuvent changer à tout jamais, et nous redonner notre âme d’enfant — ne fût-ce que pour quelques heures…

Un grand rire résonne dans l’habitacle du Mokiroule. Au volant de cette librairie ambulante, 3000 livres jeunesse dans le dos et « des fourmis dans les jambes », Pascale : poids plume d’un mètre cinquante-cinq, cheveux noirs et courts, œil malicieux. Difficile de lui donner quarante ans, tant on la croirait sortie d’un des récits qu’elle porte au long des routes. Mais là est justement le talent de cette libraire hors norme : savoir se mettre à hauteur d’enfants quand elle choisit des livres pour eux. « La vie imaginaire est importante, rêver est essentiel. Alors je cherche des livres qui leur donnent envie. Il y a plein d’adolescents qui manquent d’envie, ça me terrorise ! »

En ce samedi matin, Pascale commence sa tournée à Livron sur Drôme, dans la grande banlieue de Valence. Dix mille habitants mais plus de librairie, ni de maison de la presse. La grande rue est déserte, le petit marché ne vaut pas mieux, et pourtant deux garçons montent les marches du Mokiroule. « Achille et Justin, mes potes ! » s’écrie Pascale, ravie. Les deux frères, sept et dix ans, saluent la jeune femme avec chaleur avant de se perdre dans les rayons de sa petite librairie. « Je discute énormément avec les enfants, confie-t-elle. Quand les parents arrivent en me disant : « faut leur trouver un livre », ce n’est pas à eux que je m’adresse. C’est bien de montrer aux adultes que leurs enfants sont capables de faire des choix. »

Quand le Mokiroule s’est arrêté chez lui pour la première fois, il y a deux ans, Justin ne parlait pas et il lisait encore moins. « Comme je voyais qu’il était un peu timide, je lui ai proposé L’Ecole des massacreurs de dragons. C’est l’histoire d’une école qui n’est ouverte qu’aux enfants qu’on ne choisit pas d’habitude. Et pas pour jouer au foot, non, pour chasser des dragons ! Il a pris le tome 1… et il a enquillé les 21 autres… »

La librairie se remplit peu à peu. Marie a amené ses deux filles, lesquelles ont tôt fait de s’installer par terre pour déguster les livres à peine pêchés dans les rayons. Isil, six ans et demi, suit les aventures de Madame le lapin blanc. Sa mère sourit sur son epaule : « J’adore ce le… » Dans la librairie de Pascale, les livres où « garçons et filles sont à égalité » ont la cote. Mais celui-là est particulier. Il rappelle à la jeune femme cette dame de 90 ans venue lui demander le même livre en lui murmurant à l’oreille : « Je voudrais un livre pour enfant… mais c’est pour moi ! »

Mais voilà Amandine et ses trois fils qui déboulent, impatients : ce sont eux qui ont insisté pour venir. Nolin, six ans, a même cassé sa tirelire pour l’occasion. Et maintenant il promène son billet de vingt euros d’un livre à l’autre, les yeux gourmands. « Avant, je faisais mes courses sur Amazon », raconte la jeune maman. « Et puis je suis tombée sur un blog de libraires, j’ai vu comment ils galéraient pour survivre et je me suis dit que je les tuais à petit feu. Il faut savoir quelle société on veut défendre. »

Pour survivre, Pascale ne compte pas ses heures. La semaine et le week-end, elle visite treize villages entre vallées du Rhône et de l’Eyrieux. Le lundi, elle fait les commandes, gère ses stocks, organise des rencontres, des lectures, travaille en partenariat avec les CDI du coin pour laisser aux enfants le soin de choisir leurs propres livres… Et le soir, elle continue, tout en animant le blog et la page facebook du Mokiroule. Soixante heures par semaine bien tassées et presque pas de vacances, mais le résultat vaut le coup : « Cette librairie, c’est ma vision de ce que devrait être le commerce, et de sa place dans la cité. C’est pas pour rien que les cités grecques et romaines organisaient leur centre autour du forum : c’est là qu’on se rencontre, qu’on vit, et c’est là qu’on fait de la politique au sens premier du terme, c’est-à-dire qu’on réfléchit à l’art d’organiser la cité » Au Mokiroule, les livres les plus achetés par les enfants ne sont pas les BD mais les documentaires. Et dans les quelques rayons adultes que Pascale a ouverts, on trouve le très prisé : « (Se) cultiver, lutter, résister, construire ».

La matinée défile, les grand-mères côtoient les tout petits, le camion ne désemplit pas — mais déjà c’est l’heure de partir. Direction Beaumont-les-Valence, à douze kilomètres de là, où Pascale gare son camion… dans une ferme. Il y a longtemps, c’était celle des grand-parents de Rémy, le premier à monter à bord cet après- midi. Depuis dix ans, avec d’autres « volonteux », comme ils se définissent, ils ont monté une structure collaborative qui exploite le lieu « en respectant ce et ceux qui nous entourent. » Arbres, fruits et légumes, AMAP, formation… ici, tout est bio et « porteur de sens ». Rémy a recontré Pascale sur un festival, il l’a tout naturellement invitée à se joindre à l’aventure, et depuis elle vient un samedi sur deux.

Ce qui permet à Léo, cinq ans et demi, de fureter parmi les rayons colorés pendant que son père parle. Il cherchait une histoire de pirate, il repartira avec l’épopée de Yasuké, le premier samouraï noir, et avec l’aventure de L’Ours qui avait une épée. La librairie telle que la défend Pascale est ainsi : un lieu où avoir confiance dans la surprise. « Il y a un côté expérimentation, dans la région. Une envie de voir si ce qu’on a rêvé marche aussi dans la vraie vie… »

Léo s’installe pour continuer à bouquiner pendant que Nadine entre avec sa famille. Cette grand-mère, ancienne institutrice, ne raterait le passage du Mokiroule pour rien au monde — surtout quand ses petits-enfants sont en vacance chez elle. « Ils sont fous de livres. Mais les grandes enseignes ont tout bouffé. Là-bas vous avez plein de livres mais plus d’humain ! Ici, c’est le contraire. Du coup les légumes ont pas le même goût qu’ailleurs, et les livres non plus… » Pascale éclate de rire, et Nadine embraye. Pour raconter comment, à chaque Noël, elle confie désormais au Mokiroule une liste d’enfants, de goûts et un budget, avant de récupérer des paquets tout faits, sûre de faire plaisir.

A mesure que l’après midi avance, les enfants s’asseyent et les histoires s’élèvent. Naël raconte Le Pinguoin qui avait le blues à son petit frère, Maëli, trois ans, chantonne dans son coin en regardant l’étagère des tout petits… Marie, elle, s’est rapprochée de sa fille et lit dans un murmure. Il faut dire que Lola, sept ans, a très peur de la mort ces temps-ci. Alors sa mère a choisi un livre qui met des mots dessus et Lola écoute, captivée.

Pascale va de l’un à l’autre, dispensant sa bonne humeur et son rire communicatif à petites touches, se gardant bien d’intervenir dans des histoires qui ne sont déjà plus les siennes. Dans nombre de livres, la mort est présente. « Quand ça leur arrive, il faut trouver des solutions pour en parler… » Et Pascale de conseiller à Lola et Marie L’homme montagne. Une BD tendre, qui raconte ce petit garçon parti chercher « la plus haute des montagnes et le vent le plus puissant » pour aider son grand-père fatigué à partir pour un dernier voyage.

A peine le temps de dormir et déjà c’est dimanche. Départ à six heures du matin pour Alba-la-Romaine, petit village haut perché à la tradition artistique bien ancrée et au marché renommé. Pascale s’installe près du poissonier, salue alentour, et déjà les premiers clients arrivent. A bord, ce matin, on se hèle, on se fait la bise, certains laissent les enfants le temps d’une course, d’autres se retrouvent : « Ah ben justement, je voulais passer te voir ! » Au milieu de la douce cohue, Marie- Julienne raconte : « Ici, au début, on ne se connaît pas. Et puis après on parle de livres, on se parle… » Pascale écoute, heureuse : « Le livre, ça crée un lien très proche entre les gens. On parle de ce qu’on aime, de ce qui nous a touché, de qui on est. »

Nombre d’enfants de la région n’étaient jamais entrés dans une librairie avant la venue de Pascale. Alors, joueuse de flûte, la libraire ? « Je me vois plutôt comme une passeuse. Bien sûr, je fais des choix. Mais il faut que les enfants restent libres »

Ne vous y trompez pas, chez Pascale, le terme « enfant » ne désigne pas l’âge, mais l’âme. Voyez Hubert : pendant que sa femme se fait offir la désopilante Encyclopédie des grand-mères par sa petite fille, ce grand-père est plongé dans un Maman, comment on fait les bébés ? aux couleurs flashy. « Alors, il vous plaît ? rigole Pascale. Vous avez appris quelque chose ? » Hubert sourit malicieusement derrière ses moustaches : « La cicogne, ça marche encore …! »