FRÈRES D’ÂME

Dans le Sud des Landes, une petite chapelle garde intacte la flamme des anciens du rugby. Gamins anonymes ou gloires d’hier, tous sont logés à la même enseigne : un maillot, un nom, une date. 600 bouts de tissus qui disent ce que fut le jeu, ce qu’il est devenu, et pourquoi malgré tout, il nous reste dans la peau.

On n’est jamais seul, au rugby : iI y a les quatorze, autour, avec qui on se choque, avec qui on se soude. Et puis, derrière chaque joueur, il y a tous ceux qu’on ne voit pas. Mais qu’on porte au cœur quand on court, quand on plaque, quand on rit et quand on pleure, longue lignée de rugbymen d’antan qui nous ont accompagnés, et inspirés. Normal qu’on ne les voie pas sur le terrain, ces frères d’âme que chaque joueur trimbale avec lui : la plupart d’entre eux ne sont plus de ce monde. Mais quand la Marseillaise résonnera, chacun des quinze Bleus les verra revenir, ces « stars » de l’époque où il n’y en avait pas encore — et il jouera aussi pour eux.

Où trouver ces chers fantômes, quand s’éteignent les matchs ? C’est la question que s’est posée au début des années soixante, le curé de Larrivière-Saint-Savin, un petit village du Sud des Landes. L’abbé Devert n’était pas un curé comme les autres. « C’était un mordu de rugby » sourit le Landais Pierre Albaladejo, ancien international et « voix » du jeu pendant de nombreuses années à la télévision. Si l’on remonte avec « Bala » jusqu’à cette époque où les Landes squattaient le sommet du championnat, on trouve la nuit du 10 septembre 1964. Les Dacquois rentrent en ordre dispersé et en voiture d’un match à Bordeaux. Le jeune Albaladejo est avec Jean Othats, Emile Carrère et avec son frère, Raymond — mais il s’arrête à la gare pour prendre un train pour Paris. La voiture, elle, finira sa route dans un arbre.

C’en est trop pour l’abbé Devert : inspiré par des gars de Manchester, le curé propose de reconstruire une petite chapelle tombée au bas de sa colline et de la dédier au rugby et aux trois garçons disparus. Fin lettré, il choisit la poésie pour écrire à l’évêché : « Je sais une église blottie sur la colline, elle se meurt… » En l’occurrence un ancien oratoire romain, construit et déconstruit au gré des vicissitudes religieuses, et dont ne reste debout, suite à un glissement de terrain en 1861, qu’un bout de nef et qu’un pan de mur. Qu’à cela ne tienne ! L’abbé met au travail les enfants des patronages pour remonter les pierres perdues dans les ronces, mobilise les entreprises voisines et organise des matchs de gala où viennent jouer les pros de la région, souvent internationaux.

Il faudra trois ans à l’abbé Devert et à son armée de volontaires pour remettre l’église au sommet de sa colline. Une équipe qu’avait su constituer cet homme « entré en religion comme on entre en mêlée » et qui perdure aujourd’hui, sept ans après sa mort, avec les « Amis de Notre-Dame du Rugby ». Le secret de l’abbé ? Il tient du rugby, lui aussi, et c’est le président de l’association qui le résume : « On était heureux d’être son ami ». Gaston Dubois a joué à Dax avec les frères Albaladejo, et il était là le dimanche 16 juillet 1967, quand l’évêque a inauguré l’église. La lumière y pénètre par quatre vitraux, tous consacrés à Marie… et au rugby ! Vierge « au joueur blessé », « aux pèlerins », « à la touche » ou « à la mêlée », la madone y est représentée portant un Jésus ballon ovale en main. Figure qui se retrouve dans la statue qui accueille le visiteur à l’entrée de la chapelle, et qui figure un Jésus aux pieds de sa mère, lui passant sur la pointe des pieds… son premier ballon de rugby !

C’est bien plus tard, et peu à peu, que sont arrivés les premiers maillots. Par amitié pour l’abbé, comme celui du BO voisin de Serge Blanco. Pour confier une équipe à cette Bonne Mère unique. Ou un enfant trop tôt disparu, qui avait le rugby dans le sang. « Tu bascules dans l’autre monde », murmure Morgan Bignet, l’un des gardiens du temple, en évoquant l’accident de voiture qui lui a pris son fils Olivier en 1994. Le joueur du Stade Montois, ami de Thomas Castaignède, avait 19 ans. Depuis des années, avec son père, il faisait collection de maillots, et rêvait musée. Quand Olivier meurt, Morgan connaît la chapelle, mais sans plus. Un ami lui en reparle au cœur de la douleur… et il plonge. Donne « leur » collection à l’abbé. Devient l’un des Amis de la chapelle. Et s’active, rencontre après rencontre, pour continuer à la peupler. « Ce sport m’a sauvé la tête », confie cet ancien marin. En 2011, la chapelle est si pleine qu’il faut ouvrir un musée, de l’autre côté de la petite route. Dans l’église les morts, en face, les vivants : en tout, plus de 600 maillots, qui forment une équipe unique au monde.

Chaque année, 20 000 personnes passent s’y recueillir, ou confier un proche à Marie dans le petit cahier qui tient lieu de livre d’or et qui parle toutes les langues. Un jour, un visiteur a rapporté une reproduction de cette drôle de vierge en Argentine. Laquelle s’est vite multipliée et répandue dans toutes les provinces, mais aussi… dans la plus grande prison de Buenos Aires ! C’est là que jouent les Espartanos (les Spartiates), qui ont pris la vierge au ballon pour madone, allant jusqu’à la porter au pape François en visite très officielle (une photo en témoigne dans la chapelle). Une rumeur dit même que l’Argentin a le cœur ovale, et qu’il a mis Notre-Dame du Rugby dans son bureau du Vatican !

Rome, donc, mais aussi Los Angeles, l’ancienne URSS, l’Angleterre comme la France, Toulouse comme le Stade Français, Sud Af et All Blacks, arbitres et joueurs, clubs mythiques et équipes de dixième zone, la vierge n’est pas partisane, elle accueille tout le monde sous son toit. Et quant aux grands joueurs, les Sella, Deylaud, Magne, Dauga, Darrouy, mais aussi Umaga et Brian Moore, ils sont aussi là, conviant le visiteur à un voyage gargantuesque en ovalie au cours duquel il ne peut se retenir d’errer de vitrine en vitrine. « Sur l’écran noir de mes nuits blanches », comme disait Nougaro, ils reprennent vie, tous ces glorieux anciens — et avec eux, nos anciens à nous, et leur cohorte de souvenirs…

A côté d’une photo un peu passée de l’équipe d’alors, il y a le maillot de Thierry Lacroix de 1995 — et dans nos mémoires cet essai à jamais et à toujours de Benazzi, la gueule dans la flotte et tous les copains par-dessus. Juste à côté, il y a celui de Dal Maso, aux premières loges quatre ans après, en cette improbable nuit de 1999 durant laquelle des Bleus transcendés torpillent les Blacks 43-31, avec Dominici et Bernat-Salles dans le rôle des feux follet croquant l’ogre Lomu. Et il y a même un maillot de Craig Joubert, « l’arbitre qui nous doit une Coupe du Monde », qu’on a supplié devant notre écran de donner un essai de pénalité en 2011, et qui ne l’a pas donné.

Bien plus touchant encore, il y a tant de maillots d’hommes dont le nom a disparu des tableaux, ex-gloires que le temps a effacées, mais dont la chapelle et le musée gardent précieusement la mémoire et les couleurs. Jusqu’à cette impayable collection de cravates officielles que Max Godemet, ancien préparateur physique du XV de France, a arborées au fil des ans autour du monde. Mais surtout, il y a les maillots et les mots des anonymes, ce peuple du rugby qui a perdu ses enfants, sur le terrain ou ailleurs, et ne peut se résoudre à les voir disparaître tout à fait. Quitte à traverser l’Atlantique pour déposer un maillot des Irish de Montréal dédicacé par toute l’équipe, comme l’a fait la mère d’Alexandre, décédé en 2018.

Chaque année, à la Pentecôte, le dernier dimanche de mai, les Amis de la Chapelle se réunissent pour une messe solennelle. Le livre blanc, où tous les morts du rugby figurent par région, est mis à jour. La mémoire célébrée. « C’est un lieu où on a beaucoup d’amis », dit avec pudeur Gaston Dubois pour parler de ses fantômes. Alors après la messe, pour finir de les honorer, « ça prend la tournure du rugby », rigole Pierre Albaladejo. « On descend les bancs, chacun a sa musette, et là il y a des victuailles ! » Au bas de la colline, on refait les matchs, et on se remémore autour d’un verre le rugby des clochers et les « troisième mi-temps de milliardaires fauchés », comme dit Bala, où le rugby et les copains étaient toujours une seule et même chose.