La guerre civile en Sierra-Léone a duré de 1991 à 2002. La marque de fabrique des rebelles du RUF (Revolutionary United Front) ? L’amputation. A la machette, au pistolet, au couteau, à la kalachnikov… La guerre a fait plus de 120 000 morts et 2,5 millions de déplacés. 

Et plusieurs milliers de mutilés. 

 

Abdou Camara Diouf,
19 ans, attaquant

Longtemps, on a juste entendu les rumeurs de la guerre. Et puis il y a eu ce dimanche soir. J’avais huit ans. Il était environ trois heures du matin quand les rebelles sont arrivés. Ils cherchaient de la nourriture. On en a pas, on a répondu. Si vous en avez pas, ils ont dit, on va tous vous tuer, et on la prendra de force. Ils m’ont tiré dessus, dans la jambe, et puis ils ont tiré sur mon frère, mon meilleur ami avec qui j’ai grandi, ils lui ont tiré dans le dos. Et puis ils ont capturé 25 personnes, les ont mises dans une maison, et ils ont mis le feu à la maison. Seulement 4 personnes ont survécu. Le jour d’après, on m’a dit que mon père et ma mère étaient morts. Ils avaient quitté le village, mais ils ont rencontré un autre groupe de rebelles. C’était il y a onze ans.

Le premier jour où j’ai essayé de marcher avec des béquilles ? Ça m’a pris du temps… Au début j’étais en chaise roulante, je les utilisais que pour aller pisser. La première fois que je les essayés, je me suis cassé la gueule. Parce que tu comprends, moi j’avais l’habitude de marcher avec mes jambes. Tous les jours je suis tombé, au début. Il m’a fallu trois mois pour tenir dessus !

Quand j’ai réussi à utiliser les béquilles, mon frère, mon pote, Mohamed, m’a dit : “Viens jouer au foot avec nous !”. Je l’ai regardé, je lui ai dit : “Mais tu veux me provoquer, ou quoi ???” Alors il m’a juste dit de venir les regarder jouer, et que je verrais bien…

Avant qu’on me tire dessus, quand j’étais petit, je jouais au foot. Au village il n’y avait pas de ballon, on jouait avec une balle faite avec des chaussettes, ou avec des oranges.

Les premières fois où j’ai essayé de jouer, je n’arrêtais pas de tomber, je me faisais mal. Mais après, ça m’a donné du courage. Avant, chaque jour j’étais un homme triste, je pleurais. Le foot m’a fait oublier tous mes problèmes : avant j’étais un amputé, aujourd’hui je suis un footballeur… Ça m’a ramené la joie, et l’espoir.

Tu sais, si j’avais encore mes deux jambes, peut être que j’aurais pas été dans tous ces pays où on a voyagé ! Mais sur une patte, j’ai fait le tour du monde. On est allé en Russie, en Angleterre, au Brésil, en Turquie… Mes béquilles et la jambe qui me reste m’ont fait faire le tour du monde. »

 

Mohamed Lappia, dit « Lappia »,
24 ans, milieu de terrain

J’ai perdu ma jambe en 1998. Je viens de Kenema, j’étais en classe 6, et je revenais de l’école quand les rebelles ont attaqué la ville. Les soldats ont essayé de résister, mais les rebelles les ont chassé de la ville. Les soldats sont revenus avec des renforts, c’est devenu n’importe quoi, alors on a quitté la ville pour le village. Toute la famille est partie, sauf mon père qui est resté pour garder la maison, pour pas que les pillards viennent tout nous prendre. Mon père était chauffeur routier pour un Libanais.

Un jour, ma mère a cuisiné pour mon père, et elle m’a dit d’aller lui porter à manger. “En ville ???”, je lui ai dit. Elle a insisté. J’y suis allé, mon père a mangé, mais les rebelles ont attaqué, ça tirait de partout, le feu encore et encore, vraiment grave, alors mon père a décidé de quitter la ville lui aussi, et on est rentrés en brousse ensemble.

On est resté un mois en brousse, et puis les soldats ont annoncé qu’ils avaient réussi à chasser les rebelles de la ville, alors on a décidé de revenir. Je marchais devant, mon père juste derrière moi, mais on savait pas que les rebelles avaient laissé des mines. Quand j’ai posé le pied dessus, elle a emporté ma jambe, et puis les fragments ont tué mon père, sur le coup. Ma mère a eu tellement peur qu’elle s’est enfuie, elle est retournée en brousse, elle nous a laissé là.

Les rebelles sont arrivés, ils avaient entendu l’explosion et ils croyaient que c’étaient des soldats. Ils ont pris ma soeur, elle s’est mise à crier, elle hurlait “mon frère, mon frère…!” et ils lui disaient “tais-toi, ou on va te violer encore et encore, et après on te tuera.” Moi je criais “je suis un civil, je suis un civil”, mais ils voulaient pas me croire. Heureusement j’avais ma carte d’étudiant sur moi, je leur ai montré. Je n’ai jamais revu ma soeur…

Les soldats sont arrivés peu après, ils ont ouvert le feu sur les rebelles, et puis ils m’ont ramassé, et ils m’ont ramené avec eux en ville, puis à l’hôpital. Mais il n’y avait pas de traitement médical, rien… Et il n’y avait pas non plus de docteurs, parce que les rebelles les capturaient pour les emmener en brousse afin qu’ils soignent les leurs, alors ils fuyaient la ville et se cachaient. La plupart des “everyday people” ont perdu la vie… »

 

James, goal

Je viens d’une ville à 12 miles de Bo, à l’est de la Sierra Leone. Mes parents sont agriculteurs. Quand la guerre a éclaté, je me suis retrouvé seul avec ma grand-mère. J’avais dix ans Quand les rebelles sont arrivés, j’ai décidé de quitter le village, pour pour que ma grand-mère échappe aux combats. Mais je me suis fait prendre, une première fois.

Ils m’ont fait porter un très lourd bagage, mais j’y suis arrivé quand même, même si j’étais très petit. J’ai réussi à m’échapper. Mais j’étais livré à moi-même, et je me suis fait reprendre. Dans le groupe, certains m’ont reconnu. Et alors un très petit garçon, pas beaucoup plus grand que moi, est venu derrière moi. Et avec un grand couteau il m’a mis un coup sur le haut du bras. Il a cassé l’os.

Après, il voulait aussi me tuer, et puis un grand lui a dit qu’il fallait pas me tuer, et d’ailleurs qu’il aurait pas dû me faire ça. Je suis resté deux jours comme ça, sans soin, et puis j’ai réussi à m’échapper encore. Je suis resté en brousse, et j’ai pu rejoindre un village où on m’a soigné.

Mais là au village, c’était pas facile. Alors j’ai décidé de partir. Une ONG m’a aidé à venir à Freetown. J’espérais que ça serait plus facile…

Note : les amputés, souvent soupçonnés d’être des rebelles, ou du moins des hommes d’armes, sont mis au ban de la communauté. De plus, un amputé, quelqu’un qui ne peut pas travailler, et dont on doit s’occuper, est un poids mort pour des villages rendus exsangues par dix ans de conflit. Enfin, un amputé, c’est quelqu’un qui porte la guerre sur lui, dans sa chair, quelqu’un qui rappelle à chaque instant que la guerre est passée par là, et que pour certains, elle n’est jamais repartie.

(au foot amputé, seul peut faire goal celui qui a perdu un bras – en Sierra Leone, les candidats ne manquent pas : les rebelles, en réponse au slogan de la première tentative de cessez-le-feu et d’éléctions, « le futur est dans ta main », ont beaucoup tranché de bras…)