Xiamen, dimanche 11 novembre 2012, 14:26

Au coeur du monde

 

Chers tous,

il m’aura fallu attendre six jours de ciel sale et de ports en forme de no man’s land industriels géants avant de revoir enfin une ville, et un rayon de soleil. Vous me connaissez, je n’ai jamais pu résister à un trait de lumière, même minuscule : mon boulot fini, et mon appareil photo rangé dans son sac, je me suis donc posé sur l’un des immenses quais du port de Xiamen, à même le sol, histoire de laisser ce bout d’été impromptu m’attraper un peu le coeur. Et puis à force, la quarantaine de bateaux qui passent en permanence devant moi (de la toute petite jonque de pêcheur au plus gros des méthaniers) m’a emmené vers ailleurs, et vers vous, et j’ai fini par sortir mon carnet, trop heureux de vous payer le voyage jusqu’en Chine, et de vous asseoir à mes côtés en cette après-midi de 11 novembre.

Voilà six jours que j’ai pris la mer à bord du Marco Polo, le plus grand porte-container du monde, pour faire un reportage sur son voyage inaugural – et accessoirement le tour de la Chine par la mer, moi qui n’avais encore jamais mis le pied sur son sol. Et déjà il me semble avoir toujours habité là, sur cet immense navire où j’ai ma place à table, éternel poisson d’entre deux eaux jamais tant chez lui que quand il est ailleurs. Comme si c’était naturel, à peine réveillé et ma couchette laissée à l’abandon, de monter à la passerelle, juste un étage au-dessus, pour saluer les hommes de barre dans le soleil levant, et partager avec eux le premier café, la première clope et les premiers mots, face à la mer déserte et infinie. Croyez-moi, ça donne tout de suite une autre gueule au traditionnel « métro-boulot-dodo ». Et ça met en joie, tout au fond, quels que soient les mauvais rêves que l’on a faits pendant la nuit.

Bizarre maison que la mienne ces jours-ci : géante (deux fois la Tour Montparnasse), flottante (jusqu’ici tout va bien – mais bon, on pèse quand même 200 000 tonnes…), peuplée d’officiers croates et de matelots philippins qui parlent anglais entre eux, Babel d’acier occupée à faire la navette entre la Chine et l’Europe pour transporter aujourd’hui tout ce que vous consommerez demain – et que sans doute vous vous offrirez à Noël, dans un mois. Des téléphones aux articles de bricolage en passant par les jouets, les meubles, les télés, les vêtements ou même les pneus de vos voitures, on trouve de tout dans mon nouveau chez moi. Ou plutôt on trouverait de tout si l’on ouvrait l’un des 16 000 containers que transporte le Marco Polo et que, à l’heure où je vous parle, adossé à mon rayon de soleil, les grutiers de Xiamen chargent à bord à un rythme effréné.

Il y a deux jours, à Shanghaï, je suis monté dans la cabine de l’un d’eux pour faire des photos. Sous mes pieds, une plaque de verre dévoilait le ventre ouvert de la baleine, soixante mètres plus bas, dans lequel on se doit de placer chaque container au centimètre près pour pas qu’il ne bouge une fois le bateau reparti en mer. En me tenant tant bien que mal d’une main pour compenser les secousses incessantes, j’ai shooté comme un malade. Et puis comme venait l’heure de sa pause, on s’est fumé une clope avec le grutier, entre ciel et mer, et on a commencé de parler. Le responsable du port, présent lui aussi, traduisait comme il pouvait avec le peu d’anglais qui était le sien. J’ai montré mes photos, offert des cigarettes américaines à la ronde (grand succès), récupéré en échange un paquet de Ligun (toujours aussi infumables) et puis je suis redescendu à regret – gardant en tête nos éclats de rire pour échapper à la peur que me procurait l’ascenseur bringuebalant qui semblait dater de l’époque Mao et ne pas être loin de son dernier voyage.

Les Chinois me déroutent. Ils battent en brèche toutes les idées reçues que j’avais pu me faire sur eux, moi qui suis plus Afrique qu’Asie. Je les imaginais austères, revêches, rendus carrés par trop d’année de système communiste, et de brimades, cadenassés par le Parti, peu curieux de l’autre car fermés au monde depuis si longtemps. Et voilà que je me retrouve au milieu des « Méditerranéens de l’Asie », comme me l’a si joliment dit l’un d’eux. Rigolards, ouverts, prompts à capter un regard, à rendre un sourire – et aussi avides de rencontres que votre serviteur, même s’il faut pour cela parler avec les mains. Bizarrement, c’est à l’Italie, cet autre chez moi, qu’ils me font penser. Comme là-bas, quand on commence à organiser un reportage au téléphone, rien n’est possible. Et puis une fois sur place, face à face, on se parle, on se marre, on s’arrange, et tout redevient possible, même ce qui était pas prévu. Véritable bénédiction que ce peuple, ça me donnerait presque envie d’apprendre le Chinois (ils disent que c’est pas si dur que ça, mais j’avoue que là, je les crois un peu moins…)

Une fois que j’ai bien arpenté les quais, capté l’impromptu et le délicat au coeur de ce monde d’acier qui ne s’arrête jamais, je remonte à bord. En haut de la coupée, le matelot chargé de vérifier les accréditations des dockers chinois qui, la minute d’avant, affichait une mine patibulaire, m’accueille d’un grand sourire. « Rrroman ! » clame-t-il en riant, « you’re back », tu es de retour. Le viatique, simple et magique, ouvre toujours le même rituel : je remonte dans ma cabine, j’enlève mon bleu de travail aux couleurs de l’armateur et mon casque (obligatoires sur les quais, des fois qu’un container de 27 tonnes vous tomberait sur le coin de la gueule), et je pars à la recherche de Velibor.

Velibor est le capitaine du Marco Polo. Un Croate facétieux de quarante-quatre ans, peu porté sur l’uniforme, qui a connu la guerre en ex-Yougoslavie et les ports du monde entier, fume sans discontinuer de fines cigarettes, qu’il arrose de grandes rasades de café à longueur de journée et qui, aussi bizarre que cela puisse paraître, est devenu mon ami dès le premier jour à bord. Alors quand je remonte sur son bateau, noblesse oblige (et puis il est très paternaliste avec « son » journaliste aux cheveux fous, lui qui a toujours le crâne rasé de frais), je passe dire que je suis revenu et taper le bout de gras avec lui.

Etrange comme rarement en reportage j’ai eu l’impression de rencontrer un frère à ce point là, presque un frère jumeau – de dix ans mon aîné, certes, mais qu’importe ? Même relation fraternelle avec ses amis restés à terre. Même propension à parler du fond des choses – la vie l’amour la mort, quoi… Même envie de n’être pas dupe, d’éloigner les illusions. Même attrait pour la mer – même si je n’ai pas encore réussi à lui faire formuler précisément ce qui l’attire tant en elle, la faute à cette pointe de cynisme qui est sa pudeur à lui. Même sentiment d’être « autre », surtout, toujours pas père ni marié à presque cinquante ans, capitaine d’une vie qui le tient éloigné de « chez lui » la moitié de l’année.

Le jour durant, à la passerelle, je lui allume ses clopes, je lui fais son café, et si la navigation le permet, on parle – il m’a affranchi dès le premier jour : « Pose-moi toutes les questions que tu veux, et si c’est pas le moment, je te dirais simplement de pas me faire chier… » Et puis le soir, après le dîner entre Croates (les officiers et l’équipage ont chacun leur mess) et la clope avec le chef mécano, on se pose dans son salon, et on refait le monde. En anglais, en italien (il le parle aussi bien que moi), on se balade aux quatres coins de la planète, on parle d’amitié, et d’amour, de tout ce qui compte et aussi de ce qui importe peu…

Le deuxième soir, il a eu ce mot magnifique : « Tu sais, cet après midi, quand on parlait, je me suis dit : « Mais c’est dingue, j’ai à peine rencontré ce mec, et je lui raconte déjà tout ça… ! » Quand on est seul maître à bord, on est d’abord seul. Et même la meilleure relation possible avec les officiers est forcément entachée de hiérarchie. Alors Velibor se confie, étonné d’avoir un ami à bord pour la première fois de sa vie. Quant à moi, chers tous, vous me connaissez : si j’aime autant parler de la pluie et du beau temps avec un inconnu, c’est parce qu’alors on parle lumière, et nuages, et que tout cela nous emporte bien plus loin que nous aurions cru aller, et avant tout l’un vers l’autre. La vieille histoire du Petit Prince et du renard, en somme : « Qu’est ce que ça veut dire, apprivoiser… ? »

Depuis mon quai du bout du monde, je souris : sans doute de passage à sa passerelle alors même que nous ne sommes pas en mer, Velibor a dû me voir musarder, et il a actionné le klaxon du Marco Polo. Encore une fois, je regarde ce bout de mer de Chine qui m’a emmené vers vous, et que je vais quitter. Autour de moi, et du bateau, des papillons multicolores volètent, aussi incongrus en ce lieu que le serait mon géant d’acier au milieu de la brousse africaine. Je les regarde, je savoure leurs couleurs fabuleuses, leur légèreté, et sans que j’y prenne garde, ils m’emmènent bien plus loin que je n’aurais cru. Quatorze ans en arrière, pour être exact, quand j’ai écrit pour la première fois ces mots magiques en haut d’une lettre, à la fin de mes premières années d’étude : « Chers tous… »

Si on m’avait dit, à l’époque où j’avais à peine vingt ans, qu’ils me seraient un viatique pour vous emmener tout autour du monde, et moi avec, je l’aurais pas cru… Je repense à ces chemins d’Afrique que nous avons arpenté ensemble, et à mes amis Touaregs. Je revois la neige de Sibérie, et le loup du Pôle Nord, qui me regardait avec une telle douceur. Je passe dans la chambre de mon petit hôtel de Tanger, posé face au détroit de Gibraltar. Je pense à mes frères tziganes, les Romanès – à l’heure qu’il est, ils doivent être occupés à préparer le spectacle du dimanche après-midi, là-bas dans leur petit cirque perdu au milieu des caravanes.

Un dernier papillon, me trouvant sans doute assez immobile à son goût, est venu se poser sur l’une de mes chaussures de sécurité (obligatoires, elles aussi). Je n’ose le déranger. Et pourtant il est l’heure de partir, de reprendre ma place dans l’équipage du Marco Polo. Bientôt les grues se retireront, et le géant s’ébranlera, à nouveau en route pour la haute mer.

En attendant le départ, je profite de ce dernier instant de terre pour vous dire que je pense à vous, mes chers tous, et que vous êtes présents au coeur même quand je largue les amarres. Et si l’on vous demande ce que votre ami itinérant peut bien observer sur son navire du bout du monde, répondez ces mots de Blaise Cendrars, autre grand amateur de cargo s’il en est, dans Au coeur du monde :

« Le ciel est noir strié de bandes lépreuses
L’eau est noire
Les étoiles grandissent encore et fondent comme des cierges larmoyants
Voilà ce qui se passe à bord »

Je vous embrasse fort

Romain Potocki
in L’homme itinérant, 2013, Presses de la Renaissance