Avec les Ultras de la Lazio

Pendant huit mois, notre reporter a partagé le quotidien des Irréductibles de la Lazio de Rome, l’un des groupes de supporters les plus redoutés d’Italie. 

Rencontre avec une organisation parfaitement huilée, à l’extrême droite de la Lazio, qui génère beaucoup d’argent. Et dont les chefs viennent de se faire arrêter. Un document exceptionnel.

 

C’est une porte comme une autre, à l’angle de la via Bartolomeo Bossi, non loin du centre de Rome. Sur le mur d’en face, un tag de dix mètres de long rappelle le nom des maîtres du lieu :  » Irriducibili « . Les Irréductibles. Le groupe le plus influent, le plus redouté, et longtemps le plus violent des ultras de la Lazio. Nés en 1987, ils ont emprunté leur nom aux prisonniers politiques qui refusaient de parler. Pas vraiment grands amateurs de journalistes, m’avait-t-on prévenu. Coups de fil suspicieux, rencontres préliminaires, il a donc fallu montrer patte blanche bien avant de pouvoir espérer, un matin de match, passer la porte de la via Bartolomeo Bossi.

Siège des irréductibles, 26 mars.
Comme avant chaque match, le premier cercle des Irréductibles se retrouve dans le sous-sol qui leur sert de quartier général. Au mur, toute l’histoire des ultras de la Lazio. L’immense aigle gris, symbole du club, regarde un Irréductible look Orange Mécanique, le sourire mauvais, une bombe allumée dans la main, encadré par deux policiers. Partout, des photos de la  » Curva Nord « , le virage de la Lazio au Stade Olympique de Rome, le territoire des Irréductibles. Et puis les bannières de la Decima Mas, ou des Brigate Nere, les corps d’élite de l’armée de Mussolini. Le Duce trône non loin sur un large drapeau. Sous son portrait, cette devise : « Croire, Obéir, Combattre ».

Ils sont une vingtaine ce matin, tatouage de rigueur : samouraï, aigle  » lazial « , écritures japonaises… Occupés à s’en rouler un, à peindre les banderoles qu’ils exposeront au stade. Ou à démarrer des petites bastons pour un rien, pour le plaisir. L’ambiance tient à la fois de l’armée et de la famille. « Dehors, t’es rien, m’explique-t-on, mais ici t’es quelqu’un : tu représentes l’Histoire ». Pourvu qu’il lui donne tout son temps, un groupe offre à l’ultra une place, un but. Voire un nouveau nom : Bombolino (la petite bombe), Tigre, Pompiere (le pompier), Sventola (« celui qui agite” les bannières), les Jumeaux… Tous sont là ce matin. Il y a aussi Luca, nouvel arrivé un peu paumé, qui ne sait pas encore très bien à qui il doit obéir, sinon qu’il doit obéir à tous. Sur les banderoles, « LOTITO VATTENE », Lotito va-t’en.

Un an que les Irréductibles sont en guerre contre leur président, Claudio Lotito, qu’ils accusent en termes vagues de « profiter de l’équipe », ou de mûrir un vaste projet immobilier frauduleux. Autour du stade, la version officieuse parle de quelque crime de lèse-majesté envers les maîtres de la Curva. Tout à l’heure, durant Lazio-Sampdoria, le virage des Irréductibles se couvrira de douze immenses « Giorgio Chinaglia ». Du nom de l’ancien attaquant vedette et ancien président de la Lazio, qui se déclare prêt à racheter le club.

Lazio-Empoli, 2 avril
C’est un grand jour pour Fabrizio Toffolo, l’un des trois chefs des Irréductibles. Cheveux ras, physique de déménageur, tatouages dès l’avant-bras, Toffolo revient pour la première fois dans la Curva depuis 2003. La faute à une diffida (littéralement « méfiance »), dernière des trois lois spéciales publiées pour lutter contre les affrontements entre ultras. Une dénonciation suffit pour interdire de stade un supporter. Pas de jugement, donc pas de recours possible. Fabrizio, avec douze autres, a pris pour la destruction de la gare de Florence.

Malgré ses 10 000 places, on ne s’assoit pas n’importe où dans la Curva Nord. Et il ne viendrait à personne l’idée de descendre, sans y avoir été invité, en bas du virage, où se placent les Irréductibles. C’est de là que Tonno (le Thon, corpulence oblige), guide les chants, appuyé par les cinquante à cent membres du noyau dur. Tous n’étaient pas là en 1987, quand les Irréductibles ont pris la  » Curva  » aux Eagles, groupe historique qui la tenait jusqu’alors. Il leur aura fallu un an de tifo révolutionnaire et surtout une guerre sans merci pour arriver à leurs fins. Dans la Curva comme aux alentours, les jeunes Irréductibles ont affronté leurs aînés à coup de manche de pioche, de chaîne, ou de couteau. Vingt ans plus tard, ils sont encore là. Fidèles ou simple « curvaioli », comme on appelle les habitants du virage, nombreux les suivent aujourd’hui. N’hésitant pas à saluer bras tendu, ni à chanter. « L’amour pour toi fait de moi un voyou », refrain traditionnel, a aujourd’hui laissé la place à « La femme de Lotito est un travesti », moins poétique. La Lazio se fait rejoindre au dernier moment : 3-3, score final.

La maman des ultras
On ne peut naviguer, ni être quelqu’un dans la Curva sans son adoubement : Enza est une des légendes de la Nord. On la retrouve chez elle, dans sa boutique de merchandising de la via Farini, ouverte en 1990. La soixantaine, les cheveux blonds coupés courts, on trouve la « maman des ultras » derrière son comptoir, qui parle avec des habitués. En fond sonore, La Voce della Nord (La Voix de la Curva Nord), l’émission quotidienne des Irréductibles. Trois heures sur une radio commerciale leur offrent un public bien plus large que la seule Curva. Derrière Enza, des photos avec Paolo Di Canio, l’idole de la Curva Nord. Célèbre pour ses saluts bras tendu et ses buts héroïques. Enza l’a connu tout jeune. Elle a aussi « élevé », comme elle dit, deux champions du monde, Alessandro Nesta et Marco Materazzi. « Deux Romains, grands supporters de la Lazio. Alessandro était très timide, c’était un garçon bien. Quant à Marco, il m’attendait devant le pont qui mène au stade, avec son sac de foot. Il avait 19 ans et jouait à Tor di Quinto. C’est moi qui l’amenais dans la Curva », rigole Enza, sûre de son effet.

Des photos, des souvenirs et puis tout autour, des fringues. De quoi se faire une panoplie Lazio. A ce détail près : aucun de ces vêtements n’est fabriqué par le club. Comme la boutique, ils portent la marque des Irréductibles : « Original Fans ». Ce fut là leur coup de génie : lancer, au plus fort des années d’or de la présidence Cragnotti, leur propre marque. A leurs couleurs et à celles du club. La marque officielle « SS (Société Sportive) Lazio » existe, mais dans les années 90 le merchandising balbutie encore et Cragnotti, alors président de la Lazio, manque de flair. Il ouvre une boutique chic, au coeur de Rome, et l’appelle « B 11″. Pour 11 Bleus ». Le supporter, lui, ne pense qu’aux 11 années que la Lazio a passé en série B et ne suit pas. La boutique ferme, remplacée par de plus modestes « Lazio Point ». Ces magasins, les Irréductibles vont peu à peu les fournir avec leur marchandise, alors moins chère. Ils n’utilisent pas la marque « SS Lazio » mais simplement « Lazio », le nom de la région où est située Rome. Ils ouvrent aussi leurs propres enseignes, avant de reprendre celles existantes. Ils en ont aujourd’hui dix. Plus un procès pour extorsion, toujours en cours. Qui les soupçonne d’avoir forcé la main à Cragnotti pour obtenir le merchandising.

Triumvirat en sous-sol
Il m’a fallu du temps avant d’avoir la permission de venir au Magazzino, leur entrepôt. Un autre sous-sol, dans le Quadraro : un quartier périphérique, de gauche, dévoué à l’As Roma. Peu importe : Fabrizio Toffolo, le premier des trois chefs des Irréductibles, a grandi ici, il a gagné ses galons dans la rue. Et accessoirement du respect dans le voisinage. On me fait entrer, je salue Fabrizio, puis Yuri, le deuxième chef, que j’ai déjà vu au stade. Boxeur, ancien chauffeur de taxi, le crâne à nu. Le seul des trois que l’on dit communiste. Le seul à porter un tatouage du « Che ». Un peu étonné, je lui en demande plus. « J’avais des sympathies, mais elles me sont passées », s’empresse-t-il de corriger. « Et je n’ai jamais fréquenté des gens de gauche. Avec les idées que j’ai aujourd’hui, sourit-il, tu dirais que je suis de droite… » Enfin, un grand type assez fin, vêtu de noir, les cheveux bruns en pétard, se présente : Diabolik, le troisième des “capi”. Lui, on ne le voit jamais ailleurs qu’ici, et surtout pas au stade. Il est aux arrêts domiciliaires pour une affaire de drogue datant du début des années 90.

Partout, des étagères remplies de cartons de vêtements, que les Irréductibles vendent à travers leur réseau de boutiques, ou sur leur « shopping on line ». De l’écharpe, 20 euros, au peignoir de bain, 60 euros. La marque appartient en propre au triumvirat, qui a fait de chef de groupe un métier à temps plein. On s’assoit, entourés de quelques-uns des ultras qui travaillent là. Diabolik se fait apporter à déjeuner, et raconte ses années 80. Ou comment trois gamins de 17 ans ont réussi à changer l’histoire de la Curva. « On était des chiens errants, des assassins ». Souvenirs au goût de poings dans la gueule, donc. Qui finissent toujours pareil : au commissariat, à se faire tabasser – avec du rabe pour Diabolik, il est fils de policier.

« Celui qui gagne, c’est celui qui croit le plus », clame un t-shirt. L’Italie des années 80 ne reconnaît pas ces nouveaux enfants, fondamentalistes de la foi calcio. L’ultra, à la fois rebelle et grégaire, va au stade pour deux choses : son groupe – sa vraie famille – et son équipe. Dans cet ordre. C’est donc au nom du groupe qu’il frappe ses écharpes. Aujourd’hui, ouvrir une franchise « Orginal Fans » coûte 15 000 euros et il faut s’engager pour 7 ans minimum. Leurs ennemis les ont surnommé « Irréductibles Sarl ». Auraient-ils trahis leur idéal ? Sourire équivoque de Diabolik. Qui conclut d’une voix lasse : « On est les présidents de la Curva… »

Lazio-Livourne, 15 avril
Des semaines que la tension monte. Derby à part, c’est « Le » match que la Curva attend. Livourne et ses ultras de gauche, ceux à qui l’on réserve les meilleures banderoles, et les pires coups fourrés. Mais les Irréductibles se savent observés et une loi interdit désormais de faire de la politique au stade. Alors les drapeaux qui se lèvent sont italiens, de même que l’hymne repris par la Curva. Quand les deux équipes sont italiennes, ça s’appelle crier son camp. L’extrême droite, ici comme en France, a repris à son compte les symboles nationaux. Certaines des 300 bannières portent un explicite « 100% italien ». Comme si ceux d’en face ne l’étaient pas.

Les ultras Livournais n’entrent qu’en seconde mi-temps. Les rouges, eux, ne se sont pas embarrassés et déploient un « Vous finirez place Loreto ». Là où l’on exposa, en 1945, le cadavre de Mussolini, la tête en bas, accroché à un croc de boucher. « Duce » (le surnom de Mussolini), « Juifs », leur répond-on le bras tendu. Une habitude Irréductible, comme celle de faire des cris de singe quand un Noir touche la balle. « On n’est pas racistes », m’explique pourtant Yuri, « on cherche juste le point faible de l’autre pour le déstabiliser ». En 1998, au cours du derby, les Irréductibles s’étaient illustrés d’un « Auschwitz est votre patrie, les fours vos maisons » à destination de la Curva Sud, celle de l’As Roma. Malaise d’abord en Italie puis dans l’Europe entière. « C’était un message codé, de virage à virage », explique Fabrizio, qui se dit « contre les crimes d`Auschwitz », et conclut : « Toi, t’es pas ultra, tu peux pas comprendre ». Calcio, planète à part, où tout peut être sorti de son contexte, même les camps de la mort…

Au centre de la Curva, Paola est venue avec ses copines étudiantes, abonnées comme elle. Bien sûr, elle voit les bras tendus en autant de saluts fascistes, mais ça ne la dérange « pas plus que ça ». Pour elle, « beaucoup sont fascistes par erreur ou par troupeau ». Elle vient pour le foot, l’ambiance, les amis. Le virage ressemble à la piazza (place) où les italiens ont l’habitude de boire un verre le soir, de se retrouver. D’exister par l’autre. « La Curva, c’est tribal », explique-t-elle. Et l’on a vite fait d’y fermer les yeux, ou les oreilles sur ce qui dérange. Les ultras livournais, eux, voient la chose différemment : ils finissent la partie en montrant leurs postérieurs à leurs ennemis préférés. Lesquels s’en foutent : la Lazio a gagné 3-1.

En allant à la Juve, 22 avril
Le train pour Turin est parti à minuit, une centaine de lazials à son bord. Déjà, les groupes se forment dans les compartiments, les bouteilles de rhum s’ouvrent, les pétards tournent. Ambiance paillarde de rigueur. A leurs débuts, les Irréductibles se cachaient sous les banquettes, une barre de fer à la main. Ce soir, les ultras ont tous payé leur déplacement, géré par les Irréductibles. C’est Yuri qui a distribué les billets, mais sans prendre le départ. Restent les « sous-chefs », et les « lieutenants » : Bambolino, Palmiro, Frankie, Andrea, Sventola – lequel braille au mégaphone, provoquant l’hilarité générale. Arrêt à Livourne, saluée aux cris de « Duce ». Le train repart. Andréa a pris le mégaphone, et psalmodie un étrange « Alleluia, mettez-vous à genoux, le prêtre va passer ». Il est quatre heures du matin. L’après-midi, la Lazio obtient un bon nul 1-1 face à la Juve.

Autour du stade, avant Lazio-Parme, 14 mai.
« Mais où tu l’as mis, ton putain de scooter ? » Tavoletta (Petite Table, il est pas bien épais) s’énerve. C’est moi qui l’emmène du siège au stade, mon scooter est à seulement 500 m, mais il grimace. Normal : comme les autres ultras, il a deux mètres de banderoles dans les chaussures pour les soustraire aux fouilles. Rien de bien grave aujourd’hui : Tavoletta, dans sa pointure 42, a le I et le T de « Lotito va-t’en ». Mais l’année dernière, c’étaient déjà les chaussures ou les caleçons des Irréductibles qui avaient permis de passer le manifeste du Lazio-Livourne : « Rome est fasciste ».

On arrive au stade. Trois heures avant le match. Les Irréductibles se sont postés à proximité de la Curva. Quelques bières tournent. « Même si tout le monde / Nous, non », dit le T-shirt de l’un d’eux. Aujourd’hui comme hier, on fustige l’As Roma, l’ennemi juré, et Livourne, et la police. L’ultra est contre de nature. « Tant d’ennemis, tant d’honneur », me dit l’un d’eux, sourire en coin. Le slogan de Mussolini a du succès.

Vieille idée reçue, pourtant, que celle d’une Lazio pro-fasciste, où le recrutement des partis d’extrême droite se ferait presque naturellement. Fausse pour les tribunes latérales, où l’on croise gauche comme droite. Vraie en partie seulement pour la Curva et ses Irréductibles. Sous l’attirail néo-fasciste, ils se veulent surtout « politiquement incorrects ». Le mot est de Diabolik. « On est contre les partis », explique Fabrizio d’une voix rocailleuse, « et on ne vote pas, à moins qu’un ami en ait besoin ».

Des « amis », il y en a. Ce matin devant la Curva, on distribue les prospectus d’Azione Sociale, le parti d’Alessandra Mussolini, la petite-fille du Duce. Les élections municipales approchent, et le coordinateur régional du parti d’extrême droite est là. Normal, c’est un Irréductible, Paolo Arcivieri. C’est lui, avec Fabrizio, qui a créé La Voix de la Nord, l’émission radio des Irréductibles. Son animateur actuel n’est d’ailleurs pas en reste : en 2001, il s’est présenté aux municipales sous la bannière d’Alliance Nationale, héritier de l’ancien parti fasciste.

Les adieux de Di Canio
Lazio-Parme, c’est le dernier match de la saison. Mais la fête prévue pour la sixième place et le retour en Europe n’aura pas lieu : le scandale des parties truquées vient d’éclater, et la Lazio est au banc des accusés. Alors les Irréductibles font grève, désertant la Curva pendant treize minutes. Avant d’applaudir Di Canio. A 38 ans, la Lazio ne devrait pas renouveler son contrat. Trop indépendant, trop vieux, et surtout trop proche des Irréductibles. Di Canio est né dans la Curva. Alors pour cet adieu informel à son peuple, il a fait les choses à sa manière. Il a joué avec des chaussures brodées « Curva Nord ». Et puis comme toujours il est allé saluer les siens. Les chefs Irréductibles, fait rare, sont à califourchon sur le mur de verre qui sépare le virage du terrain. Et avant que le service d’ordre ait eu le temps de réagir, Di Canio s’approche, attrape les mains qui se tendaient bien à propos, et passe de l’autre côté. 10 000 personnes se précipitent. Totalement écrasé, je réussis tant bien que mal à faire deux photos en jouant des coudes.

Sur les ondes, 1er septembre
Dans le petit studio de Radio Sei, où les Irréductibles reprennent aujourd’hui leur émission quotidienne, La Voce della Nord (La voix de la Curva Nord), Fabrizio plaisante avec l’animateur au retour des vacances. Ne pas se fier aux apparences. Aujourd’hui, il faut rassembler les troupes. Histoire de sentir le vent au seuil d’une saison au goût d’année zéro. La tempête a duré tout l’été, à peine éclipsée par la Coupe du monde. Le procès des cinq équipes accusées d’avoir truqué des matchs ou « influencé » des arbitres a fait la une de la presse. Au bar, au bureau, à la télévision, l’Italie ne parle que de ça. On réclame à grands cris des peines exemplaires, un « calcio lavé à neuf ». Et puis les verdicts sont tombés, moins salés qu’attendus. La Juventus est rétrogradée en Série B, la Lazio reste en Série A mais écope de onze points de pénalité.

Etrange retour en arrière pour les Irréductibles : il y a tout juste vingt ans, la Lazio tombait déjà pour des parties truquées. L’équipe était alors descendue en série B, avec 9 points de retard. Sur le terrain, la saison du « moins neuf » est héroïque. Dans la Curva, elle est sanguinaire. La Lazio arrache la série A à la dernière journée, les Irréductibles, eux, commencent leur règne. Quinze ans après, ils sont assez puissants pour s’imposer sur les ondes : La Voce della Nord, première émission radio faite par des ultras, voit le jour. Mélange de musique, de foot, d’idéologie et rythmée par les interventions des trois chefs, elle a depuis connu un beau succès dans la région de Rome. Et permis aux Irréductibles de conforter leur influence.

Mais aujourd’hui, au micro, l’ambiance n’est ni à l’héroïsme ni à la baston. Fabrizio, à présent, n’est plus détendu du tout, et la voix se fait plus forte. Les vacances n’ont rien changé : comme la saison dernière, c’est la guerre qui occupe Fabrizio, la guerre que mènent les Irréductibles à leur président depuis plus d’un an, et que le reste du stade peine encore aujourd’hui à comprendre. Les onze points de pénalité infligés à la Lazio tomberaient presque bien : a posteriori, ils donnent une raison officielle à la haine des Irréductibles envers celui qu’ils désignent comme « le bout de merde ». Lequel a aggravé ses torts aux yeux des ultras en ne renouvelant pas le contrat de Di Canio, parti finir sa carrière en quatrième division, à la Cisco Roma. Un supporter appelle. « Une Lazio sans Di Canio, c’est comme une corrida sans taureau… » Le mot fait mouche.

La stratégie Irréductible, Fabrizio l’expose aujourd’hui au micro, en forme de punition : il faut refuser de s’abonner. Le message sera répété sur la télévision locale où les Irréductibles ont une émission hebdomadaire, sur le fanzine qu’ils vendent au stade et sur les nombreux sites internet qui leur sont fidèles. Tout le pouvoir médiatique des Irréductibles au service d’un plébiscite. Pour le moment, seuls 5300 tifosi se sont abonnés. Ils seront 12 000 au début de saison. Une misère pour la Lazio qui en avait 19 000 l’année dernière, et près de 30 000 il y a encore deux ans. Fabrizio se raccroche aux chiffres. Les Irréductibles, eux aussi, achèteront leur billet match après match. Même lui ? Il sourit. Il n’est pas encore né celui qui lui refusera l’entrée gratuite au stade.

Lazio-Anderlecht, 3 septembre
Sifflera, sifflera pas ? C’est la question que tous les Irréductibles se posent : et si le Stade Olympique venait à siffler sa propre Curva lors du dernier match amical de pré-saison ? Angelo m’accompagne au stade, improvise une petite course de scooter avec Fabrizio, le Tibre défile à 130 à l’heure, et nous voilà à manger une pizza avant la partie. Puis les portes du stade s’ouvrent. Le premier cercle des Irréductibles entre avec des cartons. Le responsable de la sécurité les fait ouvrir, sort un t-shirt de la nouvelle collection, figurant une bataille de rue, et s’indigne : « Mais ce sont des policiers qui se font taper dessus ! » Même pas un regard aux autres cartons. « C’est que des trucs de fascistes, embarquez moi tout ça ». Yuri intervient et parvient à récupérer les vêtements moins provocateurs. On installe le stand « Original Fans ». Dans la Curva, c’est ambiance rentrée des classes. Sur toutes les lèvres, l’interrogation fatidique : « tu t’es abonné, toi ? ». Un joueur d’Anderlecht s’échauffe. Il est noir. Chaque tour de terrain qui le ramène devant la Curva déchaîne les hurlements de singe. Il s’en fout, il écoute de la musique. Curva à part, le stade est presque vide. Fabrizio déprime. « Regarde-moi ça, l’ambiance est triste… »

Au centre de la Curva, les ragazzi ont hissé une unique banderole. Le message est sobre : « -11 Lotito Merda ». Ugo, un de ces ultras qui suit les Irréductibles sans en faire partie, regarde de loin. Il s’est abonné ? « Oui, parce que moi, je suis de la Lazio. Eux, on finit par ne plus savoir… » Des phrases comme ça, d’habitude, on en entend peu dans la Curva. Mais il continue. « Les gamins de 16 ans, on peut les conditionner, mais pas moi. Et regarde un peu notre Curva ! On dirait l’As Roma, y a que des ados… » La partie se termine. 3-2 pour la Lazio, qui va commencer le championnat à la dix-huitième place. Les tribunes ont sifflé, mais la Curva ne veut pas les entendre. « C’est jamais qu’une centaine d’infâmes », balaie Fabrizio. Ugo, lui, voit les choses différemment : « Il y a trop de gens qui, avant, venaient au stade avec une caisse pourrie, et maintenant avec la dernière BMW… » Reproche à peine voilé à l’adresse des Irréductibles. La saison du « moins onze », dans la Curva, s’annonce moins évidente qu’il y a vingt ans.

Un très long vendredi 13 (octobre)
Je trouve Sventola au saut du lit. Il est trois heures, on est dimanche, et comme souvent, il a dormi au siège des Irréductibles. Andréa vient de le rejoindre, on se salue. « Pas de photo, aujourd’hui. Avec tout ce qui est arrivé… » me dit-il, un peu fatigué. « Tout ce qui est arrivé », comme disent désormais les ultras lazials, est en fait arrivé trois jours plus tôt. Sous forme de nouveau scandale du calcio, uniquement à l’échelle romaine cette fois. Vendredi 13, à six heures du matin, la garde des finances la brigade financière, arrête les chefs Irréductibles à leur domicile : Fabrizio, Yuri, Diabolik et Paolo Arcivieri. Cinq autres mandats d’arrêts complètent le vaste coup de filet, ainsi que des perquisitions à Rome, Naples, Milan et Trieste. Chefs d’inculpation ? « Extorsion”, “menaces”, « association de malfaiteurs », les Irréductibles . Le président de la Lazio a porté plainte. L’enquête, résumée en 170 pages, raconte une OPA manquée de la Lazio par « le groupe Chinaglia », et accuse les Irréductibles de l’avoir soutenu. En mai, Georgio Chinaglia avait déjà été mis en examen pour recyclage d’argent mafieux, et il avait dû rentrer aux Etats-Unis. Mais derrière l’ex-joueur et ex-président, qui réapparaît après huit mois sans nouvelles, la police soupçonne la mafia napolitaine, prête à acheter la Lazio pour recycler de l’argent sale.

Jeudi, veille de son arrestation, j’avais eu Fabrizio au téléphone. Plutôt détendu, il m’avait parlé de la contestation, qui devait se poursuivre contre Cagliari. On s’était donné rendez-vous pour dimanche. Mais le lendemain, les Irréductibles se sont réveillés avec une sérieuse gueule de bois. Les portables se sont affolés, puis les forums de discussion lazials (pro et contre), et toute la journée les radios romaines ont relayé les infos. La version des Irréductibles apparaît sur leur site à la fin de ce long vendredi 13, sous forme d’un communiqué, repris dans leur émission. Les quatre sont innocents. Coupables, au pire, d’avoir contesté leur président. « Coupables d’aimer la Lazio ». La conclusion annonce un bras de fer : la Curva Nord se taira jusqu’à leur libération.

« Hurlons notre silence », titre le fanzine des Irréductibles ce dimanche. Deux jours ont passé, et le noyau dur se retrouve au siège. L’ambiance est calme, les blagues fusent comme si de rien n’était. Pompiere, comme toujours, me charrie. « Eh ben, le français, ça faisait un bail qu’on t’avait pas vu… » Sventola finit de ranger son lit. « T’as vu les journaux ? » me demande t-il. « Je suis dégoûté… » J’ai effectivement vu et lu : deux pages dans chaque quotidien ont largement diffusé la nouvelle. Et avec elle, les écoutes téléphoniques menées par la police. Les chefs Irréductibles y parlent de tout, et de tous, et ne se gênent pas. L’entraîneur Rossi (« ce ver communiste »), le président (« crache sur ce porc… », « cette merde nous enlève le pain de la bouche »), tout s’étale dans la presse. Jusqu’aux rêves de grandeur : « Je tiens la Lazio dans le creux de ma main, l’année prochaine je serai en tribune d’honneur », « si la Lazio est vendue, ça sera une première : des tifosi qui favorisent la vente d’un club ».

Malgré cette actualité déprimante, les habitudes de jour de match reprennent. Andrea et Giordano s’entretiennent des forces en présence, il faut préparer les banderoles, certains se foutent de la gueule de Tavoletta, extrêmiste notoire, en imitant le salut nazi à la Charlie Chaplin dans le « Dictateur ». Ambiance famille et armée, comme toujours. Giordano donne les dernières consignes : « Oh les gars, silence, ce soir. Pas un mot. A personne. Répondez pas aux provocations, ni aux journalistes. » Tout le monde s’engouffre dans les voitures. J’arrive au stade à sept heures. La surveillance policière est largement renforcée. Pour accéder à la Curva, il me faut montrer une dizaine de fois ma carte de presse, et dire où je vais. Les stewards ont du mal à y croire : pourquoi un journaliste français irait-il se jeter dans la gueule des loups ? Mais bon, puisqu’il insiste… L’ambiance est étrange. Comme si tout le monde sentait quelque chose arriver, sans savoir encore dire quoi. Le match va bientôt commencer, la Curva est presque pleine. A l’entrée de Lotito, la contestation gronde, et la Curva chante : « Tu dois t’en aller », « Morceau de merde ». Dans le reste du stade, à moitié vide, des sifflets, et des « bouffons » adressés à la Curva, et qu’elle rend coup pour coup. Mais le pire est à venir.

La Curva reste assise à l’entrée des joueurs, elle ne se lève pas pendant l’étrange « minute de silence contre la pauvreté », et elle reste encore assise quand les enceintes du stade crachent une dernière chanson avant le match, pour tenter de masquer le silence. Sauf que la chanson en question est « N’abandonnez jamais! », un hymne écrit pour les Irréductibles. Comme dire aux ultras : “On vous a pris vos chefs, maintenant on vous prend votre voix”. La Curva s’enflamme, puis se tait, et serre les dents pour ne pas entonner ce qui est pourtant sa chanson. Et soudain le reste du stade chante. Un plébiscite vocal pro-Lotito. « Espèce de merdes », hurlent les ultras. Je croise le Thon, qui d’habitude fait chanter. Désoeuvré, l’air dépité. “Je suis amer… » En deuxième mi-temps, les chants s’éteignent peu à peu, la Lazio ne brille pas non plus sur le terrain, et sauve tout juste le 0-0. « C’est la première fois que je regarde vraiment un match », se marre quand même Pompiere, habitué à tourner le dos au terrain pour exhorter les troupes. Je fais deux, trois photos. Je suis debout au milieu de 10 000 Irréductibles assis qui me regardent, ça fait bizarre.

Et puis le match est fini. La Curva s’est vidée. Les ragazzi Irréductibles sont restés seuls, moroses, et silencieux, à ranger. Et pourtant on chante… Dans les quart de virage, juste à côté, un groupe de 30 personnes est resté aussi, bariolé de bleu et de blanc, et continue de chanter un quart d’heure après la fin du match. Dans le silence du stade, on n’entend qu’eux. Côté Curva, on est si effaré que personne ne réagit. Je rejoins le groupe à la sortie du stade, curieux de voir qui peut se permettre un tel affront. Je tombe sur des Hollandais en goguette. “C’est la première fois qu’on vient voir la Lazio, et c’est la dernière”, rigole l’un d’eux, “y a une ambiance de merde”. J’ai essayé de leur dire, mais en vain, qu’ils dansaient à un enterrement.