Rome, à l’heure latine

Chaque dimanche matin, sous le Colisée, un championnat de foot amateur réunit les sud-américaines de Rome. S’y affrontent des serveuses, des femmes de ménage, et même d’anciennes internationales.

Le terrain est à l’entrée d’un des nombreux parcs de Rome. Juste en dessous du Colisée. En levant la tête, après un tir, on le voit qui domine la partie, spectateur immuable et impassible. On est dimanche matin, il est dix heures. Pablo, une vieille bouteille de plastique trouée à la main, trace les lignes à la farine. L’arbitre fédéral, bénévole, rassemble les équipes au centre du terrain. Les Huracan, première formation de ce championnat qui en compte cinq, ont gagné le toss. La rencontre avec la Lazio, qui les talonne au classement, commence. Une partie d’amateurs, comme tant d’autres en ce dimanche matin.

Sauf qu’ici tous les joueurs sont des joueuses, et que la liste de leurs pays d’origine trace la carte de l’Amérique du sud, avec une forte préférence pour l’Equateur. En Italie, on les appelle des “extracommunautaires”. Terme méprisant, qui rend mal hommage à ces femmes aux histoires peu ordinaires. Elles ont tout laissé dans leur pays d’origine, conquis un permis de séjour comme elles ont pu, et travaillent souvent six jours sur sept : femmes de ménage, serveuses, ou assistantes aux personnes âgées. Beaucoup habitent chez leurs patrons, mais dimanche, c’est jour de sortie. Dimanche, c’est jour de match.

Je pourrais tout laisser tomber pour venir ici le dimanche”, avoue Paulina. “Quand je joue, je me sens vivante”. Vingt-cinq ans, petit gabarit et sourire enjôleur, sur le terrain, c’est le libero des Huracan. Du genre accrocheuse et pas effrayée par les contacts. Comme beaucoup de ses coéquipières, elle a quitté son pays il y a cinq ans, au pire de la crise politique et économique équatorienne. Elle est aujourd’hui baby-sitter. Elle a laissé sa famille là-bas, à Ambato. Le dimanche lui en offre une nouvelle.

Trois ans que l’association Amazon Ecuador a repris ce bout de terre battue pour y organiser un championnat. Les femmes le matin, les hommes l’après-midi, sept contre sept pendant 50 mn. Histoire de “garder le lien avec notre terre”, explique Pablo, son directeur. Histoire aussi d’accueillir celles qui ont perdu leurs repères en découvrant l’Europe pour la première fois. “Tout le monde vient ici avec le rêve de gagner de l’argent et de rentrer”, regrette Pablo. “On en a vu qui perdaient la tête, qui travaillaient sept jours sur sept. Nous, on veut leur dire de rester un peu plus longtemps, mais de se faire une vie normale”. L’association fournit les maillots, sponsorisés par une entreprise de transfert d’argent, et souscrit aussi une assurance en cas de blessure, souvent synonyme de chômage.

Quand ils l’ont trouvé, le terrain était à l’abandon, jonché de pierres grosses comme le bras. Ils l’ont nettoyé, et surtout baptisé d’un double clin d’oeil : la Polverera (la Poudrière). En souvenir de la Bombonera, le stade du Boca Juniors, lui aussi hors norme, et dont le nom original était Coliseum. Au départ, seuls les hommes jouaient. “Nous, on les regardait, alors à force on a voulu jouer aussi”, raconte en riant Mariana, défenseur de la Lazio. “Le seul problème, c’est qu’on savait pas. Moi j’avais peur de la balle, mes jambes tremblaient. Au lieu de courir vers la balle, je l’évitais”.

Le niveau, depuis, a bien changé. Ce matin, ce sont les Huracan qui mènent au score, portées par une numéro dix et une attaquante au-dessus du lot. Pas de mystère là-dessous : en Equateur, Alicia et Marouxi faisaient partie de la sélection nationale. Résultat, tout le répertoire y passe. Une-deux, petit pont, roulette, jusqu’à un lob du milieu du terrain à vous écoeurer les adversaires. Qui s’arrachent les cheveux pour tenter d’arrêter la petite meneuse de jeu de vingt-sept ans. Hors du terrain, Alicia travaille dans un supermarché, au rayon boucherie. D’une voix douce, presque timide, elle raconte son pays, et tout ce qui lui manque de Quito : “les amis, l’atmosphère, les parents”. Si on la presse un peu, elle accepte même d’évoquer le Mar del Plata : elle a y joué devant 20 000 personnes, lors des éliminatoires de la Coupe du Monde féminine. Mais, comme Marouxi, elle préfère parler de ce drôle de terrain de terre battue, “qui fait oublier tous les problèmes. On se retrouve, on parle notre langue, on est ensemble.”

Des mots simples pour décrire cette partie du dimanche matin, éphémère retour au pays sans avoir besoin de billet, et qui fédère la communauté sud-américaine de Rome. On commente les belles actions, on partage les nouvelles de la semaine… ou les offres de travail. Bianca, la gardienne des Latin girl’s, explique à l’assistance comment, sans permis de séjour, se tirer d’un contrôle d’identité. “Sinon, ils te déportent tout de suite”, confie-t-elle.

A quelques pas de là, Luis, le frère d’Alicia, encourage, replace, vient parler à l’une ou à l’autre. Ce drôle de coach est maçon à Fabriano, à 230 km de Rome. Aujourd’hui, son unique jour de repos, il a pris le train à 4 h du matin pour être là. Comme chaque dimanche. “Parce que sinon les filles se sentent seules”, explique-t-il, “elles ont personnes pour les féliciter, personne pour les défendre”. Côté supporters, par contre, ça ne manque pas. Les cars des touristes ont coutume de se garer au-dessus du terrain, et Japonais, Allemands ou Français s’arrêtent souvent jeter un oeil à la partie sur le chemin du Colisée, passage obligé de toute vacance romaine.

Le match s’achève. Menées deux à zéro à la mi-temps, les Huracan se sont reprises, inscrivant six buts, et confortant leur première place au championnat. Alicia a marqué, encore et encore, et aussi Cecilia, la doyenne de l’équipe, trente-neuf ans, à qui l’internationale a distribué les caviars, et Luis les coups de gueule, moitié sérieux, moitié rigolard. Cecilia, elle, en sourit encore. Pas de vestiaire ici, on se change sur le bord du terrain. On ne part pas tout de suite, on regarde la deuxième partie des filles pour juger les futures adversaires, on attend une amie, ou “un petit copain”, sourit Luis. Ce soir, il faudra rentrer, reprendre la vie d’extracommunautaire. Mais ce matin, les stars ce sont elles.